Il ne faut pas avoir peur du long format mais en avoir le courage. » Journaliste à la retraite, Jean-Pierre Jager a toujours été partisan du journalisme narratif en presse locale. En 2005, il fonde un hebdomadaire spécialisé dans ce genre rédactionnel, La Semaine de Metz, en Lorraine. Un moyen de combler la frustration qu’il ressent durant une partie de sa carrière en presse quotidienne régionale.
« Quand on proposait un sujet pour un long format, le rédacteur en chef disait que c’était trop compliqué. Il y avait du mépris pour le lecteur, qui aurait été incapable d’aller jusqu’au bout du papier, déplore Jean-Pierre Jager, aujourd’hui président d’honneur du journal. Ça m’énervait prodigieusement donc j’ai eu en tête de concevoir ce média avec, comme premier principe, de considérer que le lecteur est aussi intelligent que nous, journalistes. »
Un contrat de confiance avec le lecteur
Malgré ce « pari », le journal a réussi à se faire sa place dans le paysage médiatique lorrain. « Quand on est arrivé, la presse quotidienne régionale était confortablement installée. La Semaine de Metz a été reconnu comme un journal avec des papiers de fond », indique le créateur. Cette recette gagnante repose sur une volonté « de surprendre » et « d’embarquer » le lectorat. « Avec le long format, on a le temps. C’est comme une relation amoureuse, il faut faire connaissance avant de rentrer dans le cœur du sujet. C’est une sorte de contrat de confiance. Les autres journaux ne pensent pas assez à la place du lecteur. Il faut qu’il ait envie de réfléchir et de se poser des questions. »
Si La Semaine de Metz reste un hebdomadaire précurseur, d’autres médias ont eux aussi misé sur le long format. C’est le cas de Médiacités, d’actu.fr (groupe Publihebdos) avec Enquêtes d’actu, ou de Court Circuit. Ce dernier, un mook de la région de Metz, a vu le jour en 2021. « Je l’ai créé car j’estimais qu’il n’y a pas assez de long format en locale, explique Sylvain Villaume, son fondateur. Pour moi, il n’y a pas de raisons de ne pas adapter localement ce qui se fait au niveau national. »
« Les éditeurs peuvent avoir peur des risques financiers.»
Sylvain Villaume, fondateur du mook Court Circuit
Le trimestriel, dont le cinquième numéro consacré à la musique est sorti en juin, est un concentré « de récits, de reportages et de codes narratifs modernes, au croisement entre l’information, la littérature et les arts graphiques ». Chaque revue s’articule autour de 140 à 148 pages, dont une dizaine de longs formats. Avec une promesse : l’avènement du grand reportage au coin de ma rue. « C’est une opportunité pour le lecteur d’avoir le temps de lire et pour nous de travailler en multipliant les points de vue », partage Sylvain Villaume. « En général, les longs formats font 25 000 signes et peuvent monter jusqu’à 30 000. Ma seule consigne aux journalistes et écrivains c’est : “ Faites le plus court possible mais aussi long que nécessaire ”. »
En 2021, le groupe actu.fr, qui s’appuie sur une centaine de titres en France, a lancé Enquêtes d’actu pour innover. « En interne, les rédactions réalisent déjà des longs formats et des enquêtes. Ici, Enquêtes d’actu permet de montrer des similitudes sur un même thème entre différentes régions », avance Raphaël Tual, qui pilote le projet.
Comme ses confrères, le journaliste d’actu.fr croit en la valeur ajoutée du long format qui ne possède, selon lui, « que des avantages ». « Je suis persuadé que c’est en proposant du contenu de qualité qu’on sauvera le journalisme. Le long format permet de renouer avec la confiance du public », insiste-t-il. Après plusieurs mois et de nombreuses enquêtes sur les friches industrielles, la chasse, sans oublier la thématique du désert médical, le bilan est positif. « Par enquête, on fait en moyenne entre 100 000 et 400 000 visites sur le web. C’est un impact colossal, on ne pensait pas toucher autant de lecteurs avec des articles de 15 000 signes », se réjouit Raphaël Tual. « D’où l’idée d’avoir lancé une marque. Avec les articles estampillés Enquêtes d’actu, les lecteurs savent d’emblée que c’est long. »
Redonner du sens au journalisme
Le projet permet aussi de créer en interne une « dynamique bienfaitrice ». « Proposer du long contenu fait du bien aux journalistes à une époque où il y a une perte de sens dans la profession », analyse le responsable. Malgré ces initiatives, le journalisme narratif reste « sous-exploité » en presse de proximité. « Souvent par paresse ou faute de moyens humains. Un sujet au temps long coûte cher. Par exemple, avec une rédaction de trois personnes, c’est difficile de détacher un journaliste plusieurs jours », constate Raphaël Tual. Il y aussi « peut-être un manque d’audace » et une « réserve », selon Sylvain Villaume. « Les éditeurs peuvent avoir peur des risques financiers, surtout que la mode n’est pas au papier en ce moment », ajoute le journaliste lorrain.
Mais pour eux, le jeu en vaut la chandelle. « Avec les mooks, on a l’impression d’avoir réinventé le papier long mais il peut être transposé partout, surtout en hebdomadaire », juge Jean-Pierre Jager, éternel convaincu. « C’est un format de recul, les gens ne sont pas obligés de tout consommer en 24 heures parce que le support est là pendant une semaine. »
Alice Magar & Romaric Larue
Article initialement publié dans le magazine PHRases 2022.
