Il est parti et nous, on est toujours là… » La citation de cet habitant d’un quartier de Marseille aura entraîné, en cette fin mars 2024, une petite tempête dans le monde médiatique, en remettant au centre du débat une question récurrente depuis le phénomène de concentration des médias : les rédactions sont-elles libres dans leurs choix rédactionnels ou se font-elles dicter leur ligne de conduite par les actionnaires ?
Tout a débuté jeudi avec la parution de la Provence, le quotidien marseillais propriété de Rodolphe Saadé via l’armateur CMA-CGM. La citation est reproduite à la une du journal, le lendemain de la visite du président de la République (pour une opération anti stupéfiants). Le directeur de la publication, Aurélien Viers, est alors mis à pied et convoqué pour un entretien préalable à un licenciement. Avec comme motif le fait que l’on puisse penser que la petite phrase soit émise par les trafiquants de drogue… La rédaction du quotidien se met immédiatement en grève et le journal ne paraît pas pendant trois jours.
Le lundi, au terme d’un week-end de négociation, Aurélien Viers est de retour dans la rédaction, la procédure étant annulée, et il souligne qu’il a « obtenu des garanties suffisamment fortes dimanche pour revenir au travail et me dire que je pouvais travailler avec la rédaction en toute indépendance éditoriale, sans pression.«
« Il y eu une erreur dans le fait d’écrire une citation sans savoir qui est l’auteur, il y a une ambiguïté (…) donc je pense qu’on peut reconnaître ça. C’est pas grave, on fait 364 unes dans l’année, il peut y avoir des erreurs de commises« .
Le même jour, Jean-Christophe Tortora, le directeur de la filiale médias de l’armateur, estime que « Rodolphe Saadé n’est jamais intervenu à La Provence« . Il déclare également au Figaro qu’ ‘il ne nous a donné aucune directive. Il ne l’a jamais fait à La Provence, depuis que son groupe CMA CGM en est propriétaire. S’il était dans l’ingérence sur le plan éditorial, pensez-vous qu’il aurait attendu un an et demi pour se mêler des Unes et des sujets ? «
Une tribune signée par de nombreux médias, dont certains locaux
Evidemment, ces soupçons d’intervention sur la rédaction et cette valse hésitation autour du directeur de la publication ont fait réagir dans les médias de France. Et les syndicats avec une quarantaine de sociétés de journaliste mais aussi des médias (dont certains locaux, comme l’hebdo drômois le Crestois, ou les pure players Mediacités, Rue 89 Strasbourg, Bordeaux et Lyon) ont décidé de signer une tribune publiée ce mardi 26 mars 2024 dans le Monde, à l’adresse de la ministre de la Culture Rachida Dati.
« Madame la ministre, la seule et unique manière de produire de l’information de qualité, vérifiée, sourcée, et honnête, c’est de garantir l’indépendance des journalistes et des rédactions », peut-on lire dans ce texte. « Les journalistes n’ont pas vocation à servir les intérêts personnels, économiques ou politiques des actionnaires de leur média. Ils et elles ne sont pas là pour servir un agenda politique, ou la stratégie de communication du gouvernement. » Et de demander un renforcement de la loi de protection des journalistes.
« Aujourd’hui, la loi est très claire : l’intérêt de l’actionnaire ne peut pas compromettre l’indépendance du journaliste », a assuré en réponse la ministre, avant de relever que de nombreux dispositifs existaient déjà, comme la généralisation du droit d’opposition ou la négociation de chartes de déontologie dans chaque entreprise de presse…
Des mesures que le collectif signataire voudraient voir confortées et renforcées, notamment lors du débat du 4 avril prochain, à l’Assemblée nationale, lors de la discussion de la proposition de loi transpartisane, déposée il y a plus de six mois afin de protéger la liberté éditoriale des médias. Affaire à suivre, donc.