400 abonnés en plus pour Rue89 Strasbourg et 800 supplémentaires pour Médiacités. L’année 2020 a été riche pour ces médias d’investigation locaux, qui ont notamment battu des records de visites sur leurs sites pendant le premier confinement (380 000 visiteurs en mars 2020 pour Médiacités contre 120 000 habituellement). Malgré ces résultats positifs, les deux médias continuent de construire leurs modèles. Guillaume Kremp, journaliste à Rue89 Strasbourg et Pierre Leibovici, journaliste pour Médiacités Lille témoignent de leur quotidien et prônent l’importance de l’enquête.
Pouvez-vous présenter le média pour lequel vous travaillez ?
Guillaume Krempp (Rue89 Strasbourg) : Rue89 Strasbourg qui a vu le jour en février 2012 compte aujourd’hui quatre journalistes salariés et travaille avec dix journalistes pigistes. Présent sur le web, notre média propose une partie des articles en accès gratuit et nos exclusivités sont réservées aux abonnés.
Pierre Leibovici (Médiacités Lille) : Médiacités est un journal en ligne fondé en 2016 par sept anciens journalistes de l’Express. La première édition locale s’est créée à Lille mais il existe depuis 2017 trois autres rédactions à Lyon, Toulouse et Nantes. Médiacités est indépendant et mène des investigations au niveau des métropoles avec un partenariat avec Mediapart. Nous comptons 4000 abonnés qui financent 85 % de nos revenus.
Comment travaillez-vous et comment choisissez-vous vos sujets d’enquête ?
G.K (Rue89 Strasbourg) : Nous avons différentes méthodes. On a déjà la volonté de donner la parole aux personnes victimes de situations discriminatoires ou de phénomènes polluants. Ce genre de sujets nous viennent de l’écoute du terrain. Mais nous avons aussi mis en place une plateforme qui permet aux gens de nous lancer une alerte sécurisée et anonyme. Enfin, les locaux de la rédaction à Strasbourg sont connus et les Alsaciens s’adressent régulièrement à nous s’ils font face à une situation injuste ou scandaleuse. Les sujets les plus intéressants sont souvent ceux qu’on n’avait pas imaginé et les alertes nous sont très précieuses. Grâce à une de celle-ci nous avons par exemple pu révéler qu’un ouvrier du brasseur Kronenbourg avait passé 33 ans à enchainer des missions d’intérim et des CDD sans obtenir de CDI !
Il y a peu, @Rue89Strasbourg a réceptionné une centaine de pages de documents. Vous en entendrez parler au courant de la semaine prochaine.
— Guillaume Krempp (@GuillaumeKrempp) June 22, 2021
Ce qui me permet de vous rappeler à quel point vos alertes sont précieuses. Petit résumé des derniers papiers nés grâce à vous ⬇️
P.L (Médiacités) : Nous choisissons des sujets qui se justifient pour nos lecteurs : pollution, transports régionaux, pesticides, politique, agriculture dans le département… On donne vraiment la priorité à la métropole de Lille, mais il nous arrive aussi d’enquêter dans des plus petites communes. C’est le cas pour notre enquête sur la mairie de Sainghin-en-Weppes, où l’on raconte que le maire et le directeur général des services sont accusés de harcèlement sur leurs employés. On essaie d’innover et de mener des investigations exclusives pour se faire connaître. On ne fait pas que du long cours, mais aussi du décryptage et nous répondons aux questions des internautes.
Pourquoi est-ce important de faire de l’investigation locale ?
G.K (Rue89 Strasbourg) : Tout simplement parce que sinon il n’y aurait pas d’enquêtes, pas d’investigation. De manière générale, l’info est produite sur le rythme quotidien où l’actu chaude prime. Il est important de prendre un peu de hauteur, de multiplier les sources et de faire du suivi de dossiers. On peut ainsi mieux comprendre certaines situations, qui ne sont clairement pas traitables en une journée. Parfois, il ne faut pas lâcher l’affaire, quitte à passer plusieurs semaines sur des dossiers pour trouver la perle rare, l’info contradictoire… Ce sont des infos que des journalistes débordés par l’actu quotidienne n’auront pas le temps de traiter.
« Il y a un déséquilibre entre communication et investigation »
Pierre Leibovici, Médiacités Lille
P.L (Médiacités) : Je vois deux raisons principales. Tout d’abord, depuis les années 80, les pouvoirs locaux se sont renforcés via les lois de décentralisation. Cela leur donne plus de compétences, plus d’argent public et aussi beaucoup plus de communication. Il y a un déséquilibre entre communication et investigation, le contrôle démocratique ne s’est pas juste renforcé, il est devenu opaque. De notre côté on doit donc assurer la transparence et la participation des citoyens au débat public. Les enquêtes et analyses sont importantes pour renouer avec les institutions locales. La deuxième raison est la suivante : l’immense majorité de la presse locale quotidienne ne fait pas d’investigation car leur modèle économique ne leur permet pas d’en faire. Il est par exemple impossible d’enquêter sur la SNCF ou la Région si 20 000 € sont alloués pour une pub dans le prochain numéro.
Est-ce difficile pour vous d’obtenir des informations du fait de votre statut de média d’investigation locale ?
G.K (Rue89 Strasbourg) : C’est sûr que parfois cela peut-être une contrainte car nous sommes amenés à croiser des gens que l’on a déjà évoqués dans nos articles sur le terrain. Mais cela ne nous a jamais bridé, cela nous impose une éthique encore plus approfondie. On a le devoir d’assurer au coin de la rue et d’être irréprochable sur les infos que l’on communique. Le journalisme d’investigation locale ce n’est pas du tout le même journalisme que certains grands médias qui viennent parfois faire leur sujet en une journée. Derrière la publication nous avons des retours directs des gens et il faut savoir leur expliquer. Mais je pense qu’il y a plus d’aspects positifs que négatifs à être proche de ses sources et de son lectorat : on glane plus d’infos et on connait mieux l’histoire du territoire.
P.L (Médiacités) : Il est évident que les pouvoirs locaux nous ont clairement identifiés et nous sommes aujourd’hui redoutés par les élus. Cela a des conséquences : la Métropole Européenne de Lille (MEL) ne répond plus à aucune de nos sollicitations. Cela fait suite à nos révélations en 2018 sur les dépenses personnelles du président de la MEL, Damien Castelain, avec l’argent de la collectivité. Depuis, verrou sur la communication et c’est un véritable problème démocratique. Médiacités est un média indépendant, non partisan et jamais condamné. Les collectivités réservent pour les autres journaux les prises de parole et quand c’est une énorme instance comme la MEL, cela porte clairement atteinte au pluralisme de l’information. Ce qui nous réconforte dans cette enquête sur la MEL c’est que, par ricochet, Damien Castelain ne dépensera plus 20 000 € à l’hôtel. Donc si on peut participer à assainir la pratique de la politique locale…