Sur l’élégante façade de l’opéra de Montpellier, à deux pas de la statue des Trois-Grâces, les amateurs de musique classique peuvent découvrir les titres des grandes œuvres à l’affiche cette saison : le festif Cendrillon de Rossini, l’exceptionnel Lac des Cygnes chorégraphié par Angelin Preljocal ou encore la populaire et tragique Tosca de Puccini. Mais une toute autre partition se joue depuis bientôt deux mois aux abords de la place de la Comédie. Une pièce en plusieurs actes, dont deux viennent déjà d’être joués, et qui met en scène trois hebdomadaires locaux engagés désormais dans une guerre aux allures de tragédie antique.
Publihebdos en terres occitanes
Acte I, le 6 octobre dernier. Depuis les fenêtres de la rédaction offrant une vue panoramique sur la place de la Comédie, Pierre Serres et Henri-Marc Rossignol, les deux fondateurs et figures historiques de la Gazette de Montpellier, peuvent observer un spectacle qu’ils ne doivent que peu goûter. Armés de présentoirs et de longues oriflammes orange, des distributeurs offrent en effet aux passants les 35000 exemplaires du premier numéro de Côté Montpellier, le nouvel hebdomadaire de la cité, créé par actu.fr.
Le groupe Publihebdos, à l’origine de la success story du pure player d’info locale, débarquait en effet physiquement dans l’Hérault pour y installer sa marque. « Nous avons depuis déjà cinq ans un gratuit sur la Ville rose, Côté Toulouse », souligne Pascal Pallas, éditeur du nouvel hebdo pour Publihebdos. « Nous pensions donc qu’il fallait aussi nous positionner sur l’autre ville phare de l’Occitanie. À Toulouse, nous avons un bon concept, une bonne notoriété, nous pouvions donc dupliquer cela ici. » Le groupe possède également un indéniable savoir-faire en ce qui concerne la création d’hebdos gratuits, puisque de nombreux titres ont été lancés avec succès, notamment à Brest, Quimper, Rouen… « On sait être performant dès le départ… »
Publihebdos était en fait déjà quelque peu présent sur Montpellier, via un accord avec un autre hebdo local payant, Métropolitain, dont le site web est hébergé sous la marque ombrelle actu.fr. « Nous restons partenaires », complète Pascal Pallas. « Mais nous sommes indépendants sur la partie print. Indépendants et complémentaires, puisque eux s’adressent plutôt à des CSP+ et nous au grand public. »
Alors, que trouve-t-on dans Côté Montpellier, aujourd’hui déposé dans 200 commerces et sites de la ville, en plus du colportage organisé le mercredi ? « Des infos pratiques, utiles, concernantes. C’est pas du journalisme de solution, mais on est dans l’utilité. Quand on va dans un conseil municipal, on ne se limite pas aux petites phrases partisanes, on préfère angler sur les projets intéressants pour les lecteurs, avec leur impact, leur conséquences… » Les deux journalistes sont aussi à la tête d’un agenda des sorties largement mis en avant par le titre. Un choix éditorial également utilisé par la Gazette qui, depuis 1987, consacre pratiquement la moitié de ses pages aux loisirs.
« On n’est absolument pas dans une stratégie d’agression », se défend Pascal Pallas. « Avec la Gazette, l’idée est qu’il existe une saine émulation entre journaux. Et il est important que nous puissions apporter une ligne éditoriale différente. Après, c’est sûr, ça fait une concurrence supplémentaire pour eux… Mais on ne vient certainement pas avec un sentiment belliqueux. »
Midi Libre dégaine son gratuit
Acte II : 24 novembre. Quarante-neuf jours après la distribution des 35000 exemplaires du premier numéro de Côté Montpellier, des étudiants se transforment en distributeurs de journaux. Mais cette fois-ci, pas d’uniforme orange, la couleur fétiche pour les gratuits de Publihebdos. Ceux-ci sont parés d’un rouge vif qui rappelle forcément la teinte du média historique sur ces terres : Midi Libre. Le quotidien, aujourd’hui partie intégrante du groupe La Dépêche du Midi, prend possession de la rue pour apporter une réponse fulgurante au groupe Publihebdos. Et voici « #Montpellier by Midi Libre », un second hebdo gratuit qui atterrit entre les mains des Montpelliérains qui n’en demandaient pas tant !
À l’intérieur des 24 pages, c’est du « 100 % gratuit, 100 % actu, 100 % pratique, 100 % plaisir et surtout 100 % montpelliérain », comme le souligne le communiqué diffusé par Midi Libre (le titre n’a pas donné suite à nos multiples appels et mail). Concrètement, « un cocktail positif, saluant les initiatives souriantes portées par les habitants, les associations et les commerçants investis pour leurs quartiers ».
Mais #Montpellier by Midi Libre n’oublie pas non plus… les loisirs auxquels il consacre un cahier spécial de 8 pages avec l’agenda, les grands rendez-vous, etc.
Les sept semaines séparant les actes de naissance des deux hebdos gratuits ont en tout cas été largement mises à profit par les équipes de Midi Libre. Il s’agissait d’apporter une réponse appropriée face à celui -le groupe breton- qui apparaissait comme un envahisseur sur les terres occitanes. Mais au final, voilà les Montpelliérains qui se retrouvent avec deux journaux aux profils plus que similaires…
Une guerre qui en rappelle une autre…
Acte III : et demain ? Huit semaines après l’arrivée de Côté Montpellier et huit jours après la naissance de #Montpellier, on reste philosophe du côté de la Gazette de Montpellier. « La presse gratuite et la payante, ça n’a rien à voir », argumente Pierre Serres, le directeur de la publication de l’hebdo historique. « Ici, on a déjà eu 20 Minutes, CNews, et tout ça n’a aucune influence sur nos ventes. Ce sont surtout des journaux que l’on retrouve finalement dans les caniveaux… » Et d’affirmer que « ces deux naissances, ce ne sont pas des événements. On ne les voit pas, mis à part les colporteurs qui se positionnent sur des endroits stratégiques. Ce n’est en fait qu’une bagarre d’influence pour le net. »
Pierre Serres affirme en tout cas qu’il n’était absolument pas au courant de la naissance de #Montpellier, et ce même si Midi Libre (maintenant donc la Dépêche du Midi) est, depuis de nombreuses années, une actionnaire important (34%) de la SA des Gazettes associées, qui édite l’hebdomadaire. Mais ce nouveau coup, après deux années difficiles du fait du Covid (entre l’effondrement du marché publicitaire et la disparition des loisirs qui constituent une grande partie du fond de commerce de la Gazette), risque-t-il de mettre en péril le journal ? « On n’a pas perdu un acheteur depuis que ces deux gratuits sont là », assène Pierre Serres. « Ça n’a rien à voir avec nous, sur le point de vue éditorial… »
Alors, la guerre des hebdos montpelliérains fera-t-elle long feu ? Il faudra sûrement attendre quelques mois pour le savoir. Toujours est-il que cette frénésie médiatique en Occitanie rappelle celle survenue voilà 21 ans, à Toulouse, lorsque le Monde, soutenu à l’époque par Midi Libre, débarquait dans la ville rose pour y monter Tout Toulouse. Le sang de famille Baylet, propriétaire de la Dépêche, n’avait fait qu’un tour et le quotidien historique avait répliqué du tac-au-tac en lançant Ô Toulouse. Moins de deux ans plus tard, après une lutte sans merci, les combattants rendaient les armes. Tout Toulouse disparaissait, et son ancien concurrent allait déserter les kiosques peu après. Désormais, les ennemis d’hier sont réunis au sein de la même famille, et bien malin qui pourra écrire la fin de la partition de cet opus médiatique.
En lutte pour les légales ?
Au delà de la conquête des lecteurs, cette guerre des hebdos cache également une autre concurrence : celle qui concerne le marché des annonces légales, indispensables pour la survie de la presse locale. Rares sont en effet les titres qui survivraient sans cette publicité aux règles extrêmement précises.
« Je vois mal comment Publihebdos pourrait récupérer les annonces sur notre secteur », se questionne Pierre Serres. Mais Pascal Pallas souligne que l’habilitation pour le groupe Publihebdos existe déjà pour le département de l’Hérault via l’ancienne Croix du Midi, racheté par les Bretons il y a une dizaine d’années. « On est donc là, on ne vient donc pas ici pour ce marché », assure-t-il.
Reste qu’actu.fr, par sa présence sur de nombreux départements, récupère de nouvelles habilitations, et c’est donc ce qui peut logiquement inquiéter Midi Libre et la Dépêche… Le marché des légales, tout comme celui des publicités classiques, est loin d’être extensible. Et seul le ou les plus forts l’emporteront…