Incontestable leader de l’information en langue espagnole, El Pais fêtera ses cinquante ans d’existence en 2026. Mais, voilà une grosse dizaine d’années, le vaisseau amiral du groupe Prisa, traversait, comme tous les médias traditionnels, une mer particulièrement agitée par la révolution numérique. Aujourd’hui, un peu à l’image du monde, le titre qui se définit comme un « périodico global » (journal global) affiche une audience confortable, avec près de 6,9 millions de visiteurs uniques par mois sur son site et son application (source : Asociación para la Investigación de Medios de Comunicación). En comparaison, le Monde est juste au dessus de 20 M de visiteurs uniques.
Comment le journal espagnol a-t-il réussi à redresser la barre ? Quels sont ses défis, face à une évolution des mentalités et des usages de la presse, et à l’arrivée de l’IA ? Quelques pistes de réponse avec Jan Martinez Ahrens, son nouveau directeur depuis le mois de juin 2025. Le journaliste, entré dans le titre en 1992, répondait aux questions des lecteurs et abonnés ce mercredi 22 octobre à Barcelone.
La progression des audiences
« Certains titres, en Espagne comme partout sur la planète, ont misé sur le clic. Et la plupart ont vu leur audience s’effondrer. Pour les faire progresser, il n’y a pas d’autre solution que de créer une communauté de lecteurs de qualité. Des gens qui, certes, peuvent émettre des critiques, mais qui savent qui trouveront sur nos sites et applications de l’information de qualité. Le plus important, c’est de rassembler des lecteurs fidèles – et ils le sont puisqu’ils lisent de nombreux articles une fois qu’ils sont sur nos réseaux – pour qu’ils s’abonnent. C’est cet acte de confiance qui est crucial.
Il y a une grosse quinzaine d’années, nous avons ressenti, de manière brutale, la crise du papier, avec une chute des ventes importante. Traverser cette croise, s’adapter aux nouvelles habitudes de lecture, a été difficile pour nous. Mais notre salvation, ce sont les abonnés qui nous l’ont permises, ceux qui cherchaient une information fiable, sereine, pas le clic. »
La bataille de la désinformation
« Je suis à la fois optimiste et pessimiste. Pessimiste, car cette désinformation -ou malinformation- est là pour durer. Cela a toujours existé, mais aujourd’hui, elle a une capacité à se développer et se multiplier à une vitesse effrayante grâce à l’intelligence artificielle et aux réseaux sociaux. On est face à un défi énorme. Mais je reste optimiste car on voit que les médias sérieux ont de plus en plus d’audience. Nous sommes à plus de 60 millions de pages vues quotidiennement. Il faut se battre au quotidien pour proposer de l’info de qualité face aux moyens gigantesques dont ils disposent. Ce sera un face à face difficile, dans lequel nous devons aider le lecteur à différencier ce qui est vrai et ce qui est faux.
El Pais, du papier au digital
Il y a vingt ans, en 2004, El Pais écoulait quasiment 470000 exemplaires quotidiennement. Aujourd’hui, l’édition papier n’est plus que l’ombre d’elle-même avec 52000 exemplaires en 2024. Le journal s’est entièrement tourné vers le numérique, avec, désormais, plus de 6,8 millions d’utilisateurs uniques sur un mois (seulement en Espagne). En audience planétaire, El Pais Global dépasse les 100 millions d’utilisateurs uniques (le média compte six éditions dont cinq sur le continent américain).
La barre des 400000 abonnés digitaux a été franchie en 2024, aidée par une politique de prix très agressive : on trouve facilement des propositions à 12 euros l’année… L’abonnement papier n’est même plus proposé sur le site (il ne reste plus qu’une option avec les journaux du week-end pour 20 euros par mois).
Le titre est également très puissant sur les réseaux sociaux : il compte près de 7 millions de followers sur Facebook, 8,8 millions sur X, 2 millions sur Instagram et a dépassé les 30 millions sur Youtube.
Conquérir les jeunes lecteurs
« La question que l’on se pose depuis des années est : quelle stratégie adopter pour séduire ces jeunes lecteurs, qui se détournent des médias. Nous sommes depuis longtemps très présents sur toutes les plateformes, que ce soit Tiktok, Instagram ou Youtube. Nous sommes d’ailleurs en tête des audiences, dans notre catégorie sur ce réseau. El Pais n’a jamais été un média de jeunes, et ce n’est pas le problème du canal. C’est plus un problème de langage, de manière de communiquer, d’échanger avec eux. Et nous travaillons là dessus. C’est un des principaux thèmes de discussion au sein de la rédaction…
L’arrivée de l’IA dans la rédaction
L’IA peut être un outil formidable tout comme une arme de destruction massive. Honnêtement, pour l’instant, nous utilisons l’intelligence artificielle de manière marginale, comme pour des taches liées au SEO. On croit, et c’est aussi un défi, qu’il faut être extrêmement transparent, on ne peut pas tromper le lecteur. Nous lançons des expérimentations, notamment pour des bases de données, mais il ne faut pas rompre la relation de confiance avec notre lecteur, en lui disant toujours comment on travaille avec l’IA.
Après l’édition quotidienne, l’info en direct
Il y a beaucoup de personnes qui sont en demande d’une information en temps réel, ils veulent tout, tout de suite. Nous tentons d’offrir un produit d’un tout autre ordre. Certes, on est forcément beaucoup plus rapide que lorsque nous imprimions une fois par jour. On est aujourd’hui dans le direct. Mais on n’est pas là pour satisfaire le besoin de dopamine des lecteurs, mais pour les informer. En offrant certes des informations en temps réel, mais aussi et surtout des articles qui demandent beaucoup plus de travail, de recul, comme des enquêtes, de grands reportages. Aujourd’hui, on fait du texte, du son, de l’image. Mais attention de ne pas tourner la page sur ce que le lecteur d’El Pais veut vraiment, soit une information vérifiée, contrastée, bien ordonnée et hiérarchisée. cela peut peut-être choquer avec le public le plus jeune, maison est là pour offrir de l’information “sereine”. »
















