Epuisement professionnel : quand les journalistes de locale disent stop

Produire plus et mieux pour faire perdurer son audience. Mais à quel prix ? En presse écrite, nombreux sont ceux qui alertent sur les risques d’un “métier passion” où le travail passe avant la santé.

Epuisement professionnel : quand les journalistes de locale disent stop

Produire plus et mieux pour faire perdurer son audience. Mais à quel prix ? En presse écrite, nombreux sont ceux qui alertent sur les risques d’un “métier passion” où le travail passe avant la santé.

Il est crucial aujourd’hui de prendre soin des journalistes et de prendre en compte leur confort au sein de leur lieu de travail. » Elsa Da Costa, présidente de l’ONG Ashoka et membre des états Généraux de l’Information, a souhaité mettre en lumière les conditions de travail dans lesquelles les journalistes évoluent. Le 24 mai dernier, et pour la première fois, un baromètre a été envoyé à 35 000 salariés encartés via la Commission de la carte d’identité des journalistes professionnels (CCIJP). Pour l’instant, ils sont plus de 4 000 à avoir répondu. Si la plupart des professionnels aiment leur métier, une partie souffre aujourd’hui d’un certain mal-être au quotidien dans les rédactions.
« Les méthodes de travail sont aussi devenues anxiogènes. Quand vous êtes un journaliste, vous devez visualiser plein de vidéos, toujours aller plus vite et courir après l’information… C’est pour cela que des questions citant le burn-out sont posées. Nous devons clairement savoir comment se sentent nos journalistes et ne pas passer à côté de ça. » Celle qui est à la tête de l’association regrette également le manque d’analyse : « Il n’y a presque aucune étude sur le sujet. Les dernières datent d’il y a plus de cinq ans et elles traitent en majeure partie de la précarité économique. Ce n’est pas normal, sachant que c’est grâce aux journalistes que nous recevons des informations fiables et vérifiées. Il faut qu’on prenne la température de ce métier. »

« Je fais un bouclage de plus et j’explose »

« Il fallait que je me tire, je ne veux plus y retourner. » De son expérience en rédaction, Raphaël* ne garde pas un bon souvenir. À 22 ans, le diagnostic tombe. Il souffre d’un burn-out sévère. « Ça a surpris tout le monde car personne ne s’y attendait. Je ne m’étais jamais plaint de rien. » Horaires à rallonge, manque d’effectif, toujours plus de sujets à couvrir… Le jeune homme se rappelle encore très bien des derniers moments avant la goutte de trop : « Aux vacances d’été, nous nous sommes retrouvés à deux pour réaliser 60 pages et couvrir quatre secteurs. J’étais en charge de tout. La première semaine s’est bien passée même si j’ai dû réaliser la Une la veille du bouclage. Les deux dernières semaines, j’étais très fatigué, je ne mangeais pas. Après ça, je me suis dit : je fais un bouclage de plus et j’explose, je me fous en l’air. »
Pourtant, Raphaël savait ce qui l’attendait. Diplômé d’une école de journalisme, il était préparé. Mais la réalité du terrain l’a rattrapé. Et il n’est pas le seul. Après quelques années d’exercice, les journalistes sont nombreux à quitter la profession, 40 % des détenteurs de la carte de presse n’exercent plus après sept ans dans le métier. C’est ce que révèle le sociologue, spécialiste des médias, Jean-Marie Charon dans sa dernière enquête Jeunes journalistes, l’heure du doute, parue en 2023. D’après celle-ci, les nouveaux rédacteurs font face à un emploi qui les dépasse. Une étude à prendre avec des pincettes, seulement 100 personnes ont été interrogées. Pourtant, c’est sur ce constat que s’est appuyé Elsa Da Costa pour réaliser le baromètre sur le bien-être des journalistes. « Le travail de Jean-Marie Charon nous a poussés à réaliser cette enquête. Nous voulons comprendre pourquoi il y a un départ des rédactions. »

« Souvent, nous avons des jeunes qui se retrouvent isolés sur un territoire qu’ils ne connaissent pas. Cela peut être dur moralement. .» 

Sophie, assistante du service travail d’un groupe de presse.

Sophie*, assistante de service social du travail dans un journal de presse quotidienne régionale, entend les raisons dans son bureau. « Les jeunes veulent réaliser des sujets qui parlent aux gens, qui répondent aux besoins de la société. Et ça dans la presse écrite régionale, c’est souvent compliqué car il faut traiter de tout : les annonces, les conseils municipaux, le budget… détaille la spécialiste. En plus de ça, l’endroit où l’on travaille pèse dans la balance. Souvent, nous avons des jeunes qui se retrouvent isolés sur un territoire qu’ils ne connaissent pas. Cela peut être dur moralement. »

Métier passion, métier poison

Ne pas être journaliste pour l’argent (d’autant plus que les grilles de salaire flirtent avec le Smic), mais pour l’amour de la profession. Une phrase souvent répétée et inculquée dans les écoles. Pour certains, il s’agit d’un piège dans lequel les jeunes journalistes foncent têtes baissées. Emilie Charrel, journaliste et élue au Syndicat national des journalistes (SNJ) dans un grand groupe de presse, alerte sur cette notion à prendre avec des pincettes. « L’image du métier passion a une limite. On peut aimer son travail mais ça ne doit pas devenir sa vie personnelle non plus. Le dépassement d’horaire et la pression épuisent les journalistes. On réalise des journées de 12 heures, ce n’est pas normal. » Même son de cloche pour Raphaël. « Dire que c’est un métier passion, c’est une grosse connerie. Ce n’est pas normal que ton travail s’immisce dans ta vie privée ou de travailler tout le week-end après une semaine déjà chargée. Il y a une glorification du journalisme, mais lorsque la réalité nous tombe dessus, ça fait mal parce qu’on n’imaginait pas la chose de cette façon. »
Robin, ancien journaliste en PHR, s’était brûlé les ailes en pensant bien agir en mettant sa profession en priorité. « Je me suis imposé d’une certaine façon ces horaires-là et cette cadence, par passion. Je me suis cramé moi-même en fait. Désormais, je fais attention à avoir une réelle distinction entre vie professionnelle et personnelle. J’impose mes limites plus facilement et j’essaie de garder du temps pour moi. » Un désenchantement accentué par le mépris de la part du grand public ainsi que la fracture générationnelle au sein des entreprises : « Il y a une séparation entre la jeune génération de journalistes et l’ancienne. Ceux qui travaillent depuis des années sont habitués à leurs horaires tardifs mais pas à toutes les tâches à réaliser sur de multiples supports. Alors que pour les nouveaux, c’est le fait de ne pas recevoir la reconnaissance qu’ils pensaient obtenir en sortant des écoles qui leur fait du mal. Ils ressentent une véritable déception », souligne l’assistante de service social.

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L’audience, l’épée de Damoclès

Avec l’arrivée du web, les rédactions journalistiques ont connu une révolution de plus, après celle de la disparition des photographes ou des maquettistes. Les méthodes traditionnelles de collecte et de diffusion de l’information ont été bouleversées, obligeant les rédacteurs à s’adapter à un monde numérique, support médiatique à part entière. Cette exigence multimédia requiert alors une flexibilité qu’Emilie Charrel a dû faire sienne.
« Les effectifs sont de plus en plus réduits mais la charge de travail augmente toujours autant. Le plus compliqué c’est qu’avant il y avait un bouclage par jour en PQR mais maintenant, c’est toute la journée et la nuit. Internet n’a pas d’horaires. » Photographies, vidéos, stories et lives, le rédacteur jongle désormais entre les différents formats qui s’offrent à lui. Une polyvalence qui enchante certains qui maîtrisent ainsi toute la chaîne de l’information, mais qui n’est pourtant pas toujours soutenue par un accompagnement suffisant. Elle explique : « Nous, notre spécialité c’est la presse écrite mais il faut qu’on fasse des vidéos et des podcasts maintenant. On nous en demande beaucoup alors qu’on n’est pas assez formés. »
Véritable culture du numérique où le clic est roi, émilie n’est pas la seule à en avoir fait les frais. « Là où je travaillais, tout tournait autour des statistiques, du nombre de vues par article sur le site et du référencement web. Comme j’étais jeune, j’ai dû en plus m’occuper de la partie vidéo que mes collègues plus anciens ne maîtrisaient pas forcément. Entre le tournage, le montage et les publications, c’était une charge supplémentaire considérable », explique Robin. Une nouvelle responsabilité à double tranchant selon Olivier Coldefy, psychologue et responsable du département psychosocial chez Thalie santé : « Les outils numériques peuvent être des aides solides mais ils constituent une charge mentale où la limite que nous pouvons imposer dans une production intellectuelle n’est pas définie. Le plus dur dans les rédactions, c’est d’expliquer que la déconnexion numérique est essentielle. »

Accompagner les journalistes

En réponse à l’épuisement professionnel et aux défis posés par le numérique, certaines rédactions réfléchissent à comment mieux soutenir les salariés. C’est par exemple le cas de Rossel Est Médias.  
«  Si un journaliste présente des symptômes, nous l’accompagnons en prévision d’une reprise dans les meilleures conditions possibles  », souligne Anne Prévot, directrice des ressources humaines au sein du groupe.
Une aide pour ne pas perdre pied souvent mise en doute par les principaux concernés, comme l’explique Delphine Revole, déléguée syndicale dans une entreprise de presse. « Il y a beaucoup de salariés avec des symptômes d’épuisement ou qui sont au bord du craquage, mais ils ne cherchent pas à exprimer leur mal-être car ils ont peur que s’ils s’arrêtent, ils ne reviennent plus. Cela peut être vécu comme un véritable échec. » La syndiquée avait déjà réalisé un rapport en interne sur l’épuisement professionnel des journalistes en 2022. Alerté et mis au fait, le groupe avait réagi : « L’entreprise a développé les petites rédactions en ajoutant des effectifs, elle a aussi fait en sorte que tous les salariés passent un rendez-vous avec un médecin du travail. Le groupe a également arrêté son projet de développement vertical qui consistait à créer des rédactions avec un seul journaliste car les nerfs lâchaient de plus en plus. »
Avec les résultats prévus fin juin 2024 du baromètre sur le bien-être, Elsa Da Costa souhaite réfléchir à des solutions, tout en alertant les rédactions. « Nous établirons un rapport et verront comment chaque groupe peut mieux s’appliquer aux besoin de ses salariés et savoir appuyer la pédale du frein quand il le faut. »
Une prise de conscience cependant jugée encore “trop lente” par le Syndicat national des journalistes, inquiet de voir la situation perdurer depuis tant d’années. « Le seul truc qui fera bouger les choses, c’est quand un journaliste se foutra en l’air en rédaction », soupire Raphaël. Un cri d’alerte de la profession qu’il n’est plus question d’ignorer.

Un dispositif unique pour 400 médias

Si de nombreux médias tentent de trouver des solutions face à ces problématiques, certains, notamment les plus petits, se sentent souvent dépourvus. L’Alliance de la presse d’information générale a donc décidé de passer à l’action en lançant une grande opération autour de la “marque employeur”. Concrètement, cela passera dans un premier temps par une vaste enquête qui concernera à l’automne 2024 l’ensemble des titres de presse adhérents à ce syndicat professionnel (les titres de PQN, PQR et PHR). Ce grand sondage scannera plusieurs thématiques parmi lesquelles le projet éditorial, la transformation numérique mais aussi la vie et l’épanouissement des salariés.
Une fois les résultats de l’enquête récoltés par un cabinet expert, ce dernier travaillera, avec les responsables de l’Alliance, sur la création d’une charte de ma “marque employeur”. Et, au delà des grandes idées, il sera mis à disposition des médias un kit pour que ces mesures trouvent un écho concret au sein des rédactions. Le dispositif, dans son ensemble, a été présenté en juin aux médias concernés.

Sibylle Beaunée & Maelly Bonnard

*Les noms ont été modifiés.
Article initialement publié dans le magazine PHRases publié en juin 2024.

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